Opération bague au doigt Read online

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  A la seconde même où j’entends claquer la porte derrière lui, je décroche le téléphone. J’ai besoin de me changer les idées. Et pour préciser ma pensée : avec un ex ! Mon amour-propre m’interdisant de rappeler Josh, qui va bientôt convoler en justes noces, je compose le numéro de Randy que j’ai conservé précieusement dans les banques de données de mon cerveau. Après tout, ne pas épouser les hommes de sa vie présente quelques avantages. J’ai réussi à faire de deux de mes ex des amis !

  Après les échanges de politesse d’usage, je lui demande pourquoi il n’a jamais été question de mariage entre nous.

  — Je ne savais pas que tu étais attirée par ça, me dit Randy.

  — Ça?

  — Eh bien le mariage, les enfants. Au fait, je t’ai dit que nous attendons notre premier bébé ?

  — C’est merveilleux, dis-je, stupéfaite. Mais qu’entends-tu par : « Je n’étais pas attirée par le mariage et les enfants » ?

  Randy éclate de rire.

  — Arrête un peu ! Tu sais aussi bien que moi que ta carrière passe avant tout. Tu as toujours voulu devenir une grande star de cinéma.

  — Actrice. Je suis une actrice.

  — Si tu veux…

  En raccrochant quelques minutes plus tard, je commence à me demander si je ne donne pas une fausse image de moi. C’est vrai, j’ai longtemps caressé le rêve de faire carrière grâce à mes talents d’actrice sur lesquels on n’a pas arrêté de se répandre en éloges pendant toutes mes études. Et ce rêve, je n’ai jamais vraiment cessé d’y penser au cours des quatre dernières années, depuis que j’ai laissé tomber mon job de commerciale — qui m’assurait un revenu régulier — pour continuer à jouer.

  Réveil tonique, ça compte beaucoup pour moi.

  J’ouvre enfin les yeux. Si je tiens réellement à faire sauter le couvercle, il va falloir que je change de comportement. J’ai trente et un ans. Il serait temps d’être un peu plus réaliste. Les années passent, comme ne manque pas de me le rappeler ma mère dès que l’occasion se présente.

  Il faut que j’apprenne à ressembler à une épouse.

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  Une histoire de canapés…

  Le matin suivant, en rentrant chez moi après l’émission, je trouve Justin s’évertuant à faire passer un canapé par la minuscule entrée de notre appartement.

  Je n’ai peut-être pas l’air d’une épouse, mais je suis tout à fait capable de faire comme si ! En donnant de la voix, par exemple. Et là, ça chauffe !

  — Mais qu’est-ce que tu fabriques !

  Ce qu’il fait, je le sais parfaitement. Il adore ramasser les vieilles frusques des gens. Justin est un être adorable, mais il a le pire trait de caractère qu’on puisse trouver chez un coloc : c’est un collectionneur !

  Plié en deux au-dessus de sa dernière trouvaille — un canapé vert turquoise qui a manifestement connu des heures plus glorieuses —, il me lance un clin d’œil complice :

  — Tu te rends compte ! Jeter un truc pareil aux ordures!

  Personnellement, je trouve que c’est ce qu’il y avait de mieux à faire… Rien qu’en voyant le coquet motif floral jaune et les coussins à moitié défoncés, j’ai envie de vomir !

  — Et en plus, c’était posé là, juste devant chez nous.

  Je commence à voir rouge. Juste devant l’immeuble ! Un canapé usé jusqu’à la corde et qui date au bas mot des années soixante-dix !

  Justin ne pouvait pas résister, c’est clair.

  — Ote-moi un doute. Tu sais que nous avons déjà deux canapés?

  Il a d’ailleurs promis de se débarrasser de l’un d’eux après avoir traîné ici sa dernière acquisition.

  Décidément, hériter du trois pièces de tante Eleanor, ce n’est pas une sinécure. L'appartement a beau être spacieux et le loyer bloqué, dans le cas de Justin, ça pose des problèmes !

  Tante Eleanor a déjà laissé à son neveu préféré tout un assortiment de meubles, mais Justin a complété la collection. Avec, entre autres, quatre téléviseurs, trois magnétoscopes, six armoires à dossiers et un barbecue Weber. Celui-là, je suppose qu’il le garde pour son futur pavillon de rêve en banlieue, caché derrière un garage assez grand pour stocker le Yankee Stadium, au cas où l’un de nos futurs maires mettrait la menace de Rudy Giuliani à exécution : abattre le refuge actuel des Bronx Bombers…

  Car si ce jour arrivait, Justin se sentirait obligé de sauver une partie des meubles… (C'est le cas de le dire !) Dans sa petite cervelle étriquée, Justin est persuadé qu’il sauve des vieux rossignols alors qu’il ne fait que les ramasser !

  — Ange, tu peux me donner un coup de main ?

  Je pousse un soupir à fendre l’âme. Pour le moment, je suis bien obligée de céder. Tant que cette horreur restera là, je devrai faire le pied de grue sur le palier !

  — Au fait, comment as-tu réussi à monter cette chose?

  Bien que Justin soit assez musclé pour un mec du genre fil de fer, je n’arrive pas à l’imaginer en train de transbahuter ces cent cinquante kilos de canapé jusqu’à notre appart.

  — C'est David, le type du troisième B, qui m’a donné un coup de main. Et il m’a dit qu’il avait quelques vieilles lampes, au cas où ça nous intéresse…

  C’est pas vrai !

  — Mon cher Justin, il est temps que nous ayons une petite conversation…

  Difficile de lutter contre cette joie de gamin comblé que je lis dans ses yeux. Mais au moment où je suis sur le point de me lancer dans un discours sur les dangers du recyclage, le téléphone se met à sonner.

  Je fais un geste éloquent vers le canapé qui me barre le passage.

  — Tu peux répondre ?

  Je m’effondre contre la porte tandis que Justin s’empare du combiné. Je l’entends dire, ou plutôt gazouiller comme un oiseau :

  — Allô ? Ah, c’est vous, madame Di. Comment allez-vous?

  Ma mère. Je m’assieds au bout du canapé en attendant que Justin ait fini son numéro de charme habituel. Il y a des moments où je la soupçonne d’appeler juste pour lui parler, car lorsque Justin se décide à me la passer, elle a toujours une voix très guillerette.

  Que voulez-vous ! Justin est comme ça, on ne le refera pas. Moi-même, j’ai été charmée dès notre première rencontre.

  C’était dans un cours d’improvisation. A l’époque, nous voulions tous les deux devenir acteurs. Justin venait de renoncer à faire carrière derrière les caméras car, si le film long métrage qu’il avait tourné avait fait beaucoup parler de lui dans le milieu du cinéma festivalier — il a même reçu une récompense prestigieuse —, il n’avait pas trouvé de distributeur. Justin a alors clamé à qui voulait l’entendre qu’il souhaitait s’ouvrir de nouveaux horizons.

  Pour ma part, j’étais sceptique… C’est peut-être dur de sortir un film, mais se faire reconnaître en tant qu’acteur l’est au moins autant !

  Justin s’est contenté d’un boulot de technicien dans une société de production basée dans les parages de Long Island. Il avait en quelque sorte les mains libres pour bâtir sa carrière d’acteur.

  C'est notre professeur d’impro qui nous a fait travailler en binôme. J’étais la seule élève à ne pas avoir de partenaire lorsque Justin me faisait faux bond. Il lui arrivait même d’être plus en retard que moi ! J’étais un peu effrayée de travailler avec lui. Avec ses cheveux blond foncé, ses yeux verts et son allure de play-boy, c’était pile le genre de mec que je voulais éviter. Un mec sexy est forcément très suffisant. A fortiori s’il s’agit d’un futur acteur.

  Vous imaginez dans quel état j’étais quand le prof nous a fait faire notre premier exercice. Je devais me tenir debout, en tournant le dos à Justin et me laisser tomber en arrière dans ses bras… Pour « construire une relation de confiance », nous a dit le prof.

  Il n’avait pas tort. Lorsque j’ai senti la solide poigne de Justin me retenir après quelques secondes d’émotion suspendue « dans les airs », j’ai su instinctivement qu’il répondrait toujours «
présent » pour moi. Et ça s’est vérifié les années suivantes.

  Par exemple, lorsque mon ancienne coloc m’a virée de notre appartement il y a deux ans pour faire de la place à son nouveau boyfriend. Justin m’a ouvert sa porte sans l’ombre d’une hésitation… ce qui n’a pas été le cas de ma mère ! Elle a un peu flippé en apprenant que j’avais un mec pour colocataire. Mais ça lui est vite passé. Il a suffi que je traîne Justin dîner chez elle, et il l’a retournée comme une crêpe ! Depuis ce temps-là, Justin et moi habitons toujours le même appartement…

  — Ce dimanche-ci ? Madame Di, si vous saviez à quel point ça me coûte de refuser. J’adore vos manicotti, vous le savez bien. Mais Lauren vient me voir.

  Lauren est la petite amie de Justin depuis trois ans. Si on fait le compte du temps qu’ils ont réellement passé ensemble, on arrive sans doute plus près de trois mois. Lauren est une comédienne de théâtre qui a toujours réussi à décrocher des premiers rôles ici ou là, mais jamais à New York. Actuellement, elle joue, entre autres, une pièce d’Ibsen dans le sud de la Floride.

  — Eh oui, ce week-end, je prends soin de ma copine, poursuit Justin avec un petit rire. Mais Angela ne fait rien de spécial, à ma connaissance. Une seconde, chère madame, ne quittez pas. Je vous la passe… Oui, vous aussi, madame Di, prenez bien soin de vous !

  Et dans un élan joyeux, il me tend le combiné après avoir réussi à saboter mes projets pour la journée de dimanche !

  Je me glisse comme je peux du bras du canapé vers le siège. J’envoie voltiger au passage quelques grammes de poussière…

  — Angela! hurle ma mère au bout du fil, comme si elle était surprise d’entendre ma voix.

  Dans son esprit, c’est un miracle si je ne reçois pas une volée de plombs tous les jours de la semaine. C'est à cause de la rue où j’habite, pas loin de l’Avenue A. La seule chose que maman connaisse sur le quartier d’Alphabet City, ce sont les batailles sanglantes du film du même nom que mon frère Sonny a cru bon de lui montrer quelques jours à peine après mon emménagement chez Justin.

  — Alors, maman, quoi de neuf ? Nonnie va bien ?

  Nonnie, c’est ma grand-mère, qui vit au rez-de-chaussée de la maison de ma mère, à Brooklyn. Autant dire qu’elle habite avec ma mère, si j’en juge le temps qu’elle passe dans sa cuisine.

  — Nonnie va bien. Tu sais, elle t’attend avec impatience pour le dîner de dimanche ! Il y aura aussi Sonny et Vanessa.

  Comme si mon frère Sonny, ce blanc-bec arrogant, et sa femme enceinte jusqu’aux yeux pouvaient me décider à venir…

  Je râle intérieurement. Quand maman se met dans la tête de réunir sa famille le dimanche soir, aucune excuse n’est valable pour se défiler. Sauf urgence, style chirurgie du cerveau… Mais comme ce n’est pas prévu.

  Maman adore nous dire, à mes frères et moi :

  — La famille d’abord !

  Et je sais qu’elle a raison. Mais ça crée parfois des problèmes parce qu’à New York on a souvent l’impression que personne n’a de parents.

  — Tu viens avec Kirk, je suppose ?

  — C'est-à-dire... il n’est pas là ce week-end.

  — Ah bon ?

  D’après le ton de sa voix, elle est impressionnée. Elle doit penser qu’il est en déplacement d’affaires. Etant donné que Kirk part assez souvent en voyage pour rendre visite à ses clients, je décide de ne pas apporter de démenti. Après tout, Kirk a déjà rencontré ma famille, lui ! Quand je pense qu’il en est pratiquement membre honoraire. Quel salaud !

  — Ecoute, maman, il faut que je raccroche. Justin a rapporté un… canapé, et il encombre le palier. Il faut absolument qu’on le rentre.

  Je ne peux m’empêcher de jeter un regard désespéré vers ce machin usé jusqu’à la corde.

  — Un canapé ? Je croyais que vous veniez d’en trouver un.

  — Exact. Mais Justin s’est découvert une âme de collectionneur…

  Elle rit de bon cœur, comme si toutes les initiatives de Justin ne pouvaient être que bonnes ! En raccrochant, je jette un coup d’œil vers le socle du téléphone à l’autre bout de la pièce. Pas moyen d’y accéder avec cette horreur sur mon chemin. Je décide de convoquer sur-le-champ mon délicieux coloc qui a disparu dans sa chambre, pour regarder un match des Yankees, je suppose.

  Je beugle suffisamment fort pour que tout l’étage en profite.

  — JUSTIN !

  — Qu’est-ce qu’il y a ?

  Il passe la tête dans le salon en plissant le front, comme si c’était moi qui le dérangeais !

  — Attends, c’est toi qui me poses la question ?

  Et je donne une tape sur le canapé, ce qui a pour effet de faire jaillir un nouveau nuage de poussière. C’est parti pour la crise d’éternuements !

  — Franchement, je ne me serais jamais douté que ce canapé était aussi sale.

  Je lance, un brin énervée :

  — Apparemment, il y a pas mal de choses qui t’échappent. Par exemple que nous avons déjà deux canapés. Et que je vais devoir me taper le trajet jusqu’à Brooklyn dimanche soir et me lever quand même à 5 heures lundi matin.

  — Mais tu ne vas jamais te coucher avant minuit… Même quand tu restes chez toi.

  Je hurle :

  — Le problème n’est pas là !

  Justin sursaute et me regarde d’un drôle d’air.

  — Alors, c’est quoi le problème ?

  — Le problème, c’est… c’est…

  J’ai la gorge serrée, et tout à coup, ça sort !

  — Ce week-end, Kirk va dans sa famille.

  — Et pourquoi n’as-tu pas dit à ta mère que tu l’accompagnais?

  — Parce que je ne l’accompagne pas.

  — Ah bon ?

  Il a l’air perplexe. J’ai l’impression qu’il n’a pas bien compris le message.

  — Il ne m’a pas demandé de venir.

  Il redit : « Ah bon ! », mais cette fois, je sens qu’il a saisi.

  J’agrippe le téléphone toujours posé sur mes genoux.

  — Tu ne trouves pas qu’il aurait dû me le proposer ?

  Justin prend son temps pour répondre.

  — Tu tenais tant que ça à y aller ?

  Je soupire, agacée. Il y a des moments où les hommes sont vraiment lourds !

  — Tu ne comprends pas. Le problème, c’est que nous sortons ensemble depuis presque deux ans, et que je n’ai toujours pas rencontré ses parents. Alors que lui, il est venu chez ma mère un nombre incalculable de fois.

  — Brooklyn est beaucoup plus près que… D’où est-il déjà?

  Je soupire.

  — De Newton. Tu sais, j’ai l’impression qu’il ne me prend pas au sérieux, pas assez en tout cas pour me présenter à ses parents. Ou pour… m’épouser.

  Justin est devenu blême.

  — T’épouser ?

  Il répète le mot comme s’il lui laissait un goût amer dans la bouche. Décidément, les hommes ont du mal avec le mariage… Même le mot les effraie.

  — Oui, m’épouser. Pourquoi est-ce si difficile de croire que Kirk puisse avoir envie de m’épouser ? Depuis un an et huit mois, je dors avec lui, je mange avec lui, je partage avec lui certaines de mes pensées les plus intimes. Tu ne crois pas que le moment est venu pour nous de nous engager…

  Justin me lance, un sourire au coin des lèvres :

  — Nous aussi, nous mangeons et nous dormons ensemble. Et nous n’avons pas l’intention de nous marier…

  Il marque une pause avant d’ajouter, une lueur malicieuse dans les yeux :

  — ... que je sache !

  — Ça va, laisse tomber.

  Justin est adorable, mais soyons réaliste : il ne comprendra jamais. Que voulez-vous, c’est un mec ! Et croyez-moi, je m’y connais. J’ai grandi dans une famille de mecs…

  — Bon, il faut trouver une place pour ce foutu canapé.

  Je me demande où nous allons le mettre jusqu’à ce que je réussisse à convaincre Justin qu’il n’a aucune valeu
r.

  Quand je songe au deux pièces nickel de Kirk, je me dis qu’après tout, l’amour mis à part, il existe plein de bonnes raisons de se marier.

  Je décide de soumettre mon problème au Comité. C’est-à-dire aux trois filles qui occupent les trois autres coins de mon bureau. Je partage cette pièce avec elles quatre fois par semaine. Ensemble nous apportons une réponse aux questions des clients éclairés qui font leurs achats à Lee & Laurie, une société de vente par correspondance qui se veut le champion des tenues décontractées.

  Pourquoi ce nom de « Comité » ? Parce que celles qui le composent ont cette capacité illimitée à donner leur opinion sur tout !

  Je suis reconnaissante à Michelle de m’avoir branchée sur ce boulot quand j’ai décidé de laisser tomber mon job plan-plan de représentant de commerce rayon vêtements pour me consacrer à la vie d’actrice. Faire du 9 heures-17 heures au service des clients, merci ! Très peu pour moi.

  Je n’ai pas mis longtemps à m’apercevoir qu’à Lee & Laurie, si les tenues sont décontractées, le prix est plus stressant… Vous devez débourser soixante-quinze dollars pour un T-shirt spécialement créé pour passer inaperçu (allez, on va dire tout juste bon à enfiler pour sortir les poubelles !). Enfin, c’est mon avis.

  Mais ce boulot me convient très bien, compte, tenu de mes horaires décalés d’actrice. Je travaille de 15 heures à 22 heures, ça m’arrange. Et puis, tant pis si vous ne me croyez pas, j’ai droit à la sécurité sociale ! Ça fait quand même beaucoup d’avantages, le genre de poste que recherchent toutes les filles qui ont en permanence la tête pleine de rêves et la goutte au nez…

  Apparemment, c’est aussi très bien pour les femmes mariées. C’est fou le nombre d’épouses modèles qui essaient de se faire embaucher par la boîte, pour arrondir leurs fins de mois, une fois que leurs gosses sont assez grands pour se garder tout seuls chez eux.

  D’où ma décision de demander l’avis du Comité. Permettez-moi de vous présenter ses membres :

  1 Michelle Delgrosso. Signe particulier : a choisi de travailler ici uniquement pour s’offrir du gloss à lèvres de luxe et des trucs hors de prix afin de conserver à sa cascade de cheveux noirs mi-longs le velouté et le brillant que toutes les filles lui envient.